Les étrangers qui communiquent avec les Ukrainiens ou visitent l’Ukraine remarquent que beaucoup d’Ukrainiens parlent russe. Parallèlement, il existe en Ukraine des conflits linguistiques, dont on peut être témoin dans la vie quotidienne ou sur les réseaux sociaux.
On peut donc se poser les questions suivantes : si l’ukrainien et le russe étaient tous les deux les langues officielles, utilisées partout de manière égale, est-ce que ce ne serait pas une solution pour la paix et la démocratie ? Des pays comme la Suisse, le Canada et la Belgique ont plusieurs langues officielles, pourquoi pas l’Ukraine ?
En réalité, la situation géopolitique et le contexte historique de l’Ukraine ont transformé la question linguistique en l’un des critères d’indépendance et de survie de la nation ukrainienne.
Pourquoi de nombreux Ukrainiens parlent russe ?
Après l’ukrainien, la deuxième langue la plus parlée en Ukraine est le russe. Ce sont les deux seules langues parlées par la grande majorité des Ukrainiens. L’ukrainien est dominant dans la partie occidentale de l’Ukraine et le russe dans la partie orientale. Cela paraît logique du fait de la proximité géographique de l’est de l’Ukraine de la Russie. Cependant, plus on va vers l’ouest, c’est l’ukrainien qui est le plus populaire dans la vie de tous les jours. L’Ukraine a pourtant des frontières communes avec le Bélarus, la Pologne, la Slovaquie, la Hongrie, la Roumanie et la Moldavie. Pourquoi, alors, de nombreux Ukrainiens parlent-ils russe plutôt que polonais ou biélorusse, par exemple ?
On remarque que le russe est surtout parlé dans les grandes villes de l’est et du sud. Par contre, dans les villages et les petites villes, les gens parlent surtout l’ukrainien. Donc, il n’existe pas de division stricte des régions d’Ukraine en fonction de la langue.
Les raisons de ce phénomène sont à chercher dans l’histoire des terres ukrainiennes, qui ont longtemps fait partie de différents pays. Il est évident que tout empire a pour objectif d’intégrer les peuples annexés afin qu’ils fassent partie d’un seul et même espace national. Mais les modes d’intégration peuvent différer. C’est pourquoi on se propose de comparer la manière dont la population ukrainienne interagit dans l’est et dans l’ouest de l’Ukraine.
L’influence de l’Empire russe
Dans l’Empire russe, la politique de russification totale a déterminé l’attitude à l’égard des Ukrainiens. Le dissident et critique littéraire ukrainien Ivan Dziuba a caractérisé la russification de l’Ukraine comme un processus complexe qui a immédiatement couvert toutes les sphères de la vie. Elle a touché les sphères de la religion, la société, l’économie, l’éducation et de la culture. Ce qui est commun partout, c’est que la langue ukrainienne et toutes les expressions de la particularité et de l’identité ont été brutalement détruites.
Ivan Dziuba, photo: Archives centrales nationales de films, de photos et de documents sonores de l’Ukraine H. S. Pchenytchni
La russification sociale a permis d’établir des valeurs qui n’étaient pas typiques chez les Ukrainiens, en intégrant l’élite ukrainienne dans l’environnement impérial. Les Russes, par exemple, imposaient une attitude particulièrement respectueuse à l’égard des personnes en fonction de leur position ou de leur rang. En même temps, les compétences réelles et les qualités personnelles ne sont pas prises en compte. Si une personne a obtenu une position élevée, il suffit de la respecter et de ne pas douter de la justesse de ses décisions.
Ensuite, la russification économique. Elle a entraîné l’émergence de formes d’auto-organisation et de modes de vie non traditionnels pour les Ukrainiens. Dans l’Empire russe, les commerçants ukrainiens n’étaient pas autorisés à transporter leurs marchandises vers l’Europe directement, mais seulement en faisant un détour par le nord (les terres de l’actuelle Lettonie). Cela rendait le commerce très difficile en raison du grand nombre de douanes et d’avant-postes sur la route de l’Europe. En fin de compte, l’activité des entrepreneurs ukrainiens s’est limitée aux marchés locaux.
L’Empire russe a accordé une grande attention à la russification de la culture et de l’éducation, des facteurs qui ont un impact particulièrement profond sur l’identité et affectent les processus de construction nationale et étatique. On a impliqué non seulement l’interdiction de la publication de littérature en ukrainien, l’unification des institutions éducatives et des programmes scolaires en accord avec les normes russes, mais aussi — l’introduction de certains modèles de comportement au sein de l’élite militaire et politique. La délation s’est généralisée. La russification culturelle culmine avec le Circulaire de Valouïev (1865) et l’oukase d’Ems (1876). Selon ces documents, l’utilisation de la langue ukrainienne est totalement interdite dans la publication de tout ouvrage, la traduction de la littérature, les représentations théâtrales, les concerts et l’impression des paroles de musique.
Le Circulaire de Valouïev (1865) et l'oukase d’Ems (1876), Photo: Armyinform, Myroslav Popovych. Culture: Encyclopédie illustrée de l'Ukraine
Quant à la russification religieuse, l’Église orthodoxe russe a joué un rôle majeur dans ce processus jusqu’à la fin de l’Empire russe. L’élimination de la vie religieuse traditionnelle a ensuite permis de transformer les autres sphères de la vie à la manière des Russes.
Contrastes entre l’Empire russe et l’Empire austro-hongrois
Les Ukrainiens d’Occident ont bénéficié de conditions plus libres pour développer leur identité. Cela est principalement dû à la politique plutôt libérale de l’Empire autrichien à l’égard des minorités nationales. L’historien Alexandre Riou indique que pendant la période de russification active à l’est, les Ukrainiens de l’ouest ont publié des magazines, écrit des livres en ukrainien et même fondé des partis politiques pro-ukrainiens. L’assimilation des Ukrainiens a également eu lieu, mais elle n’a pas été si destructrice. Par exemple, la région de l’ouest de l’Ukraine la Galicie (Halychyna) a reçu le nom de « Piémont ukrainien » à cette époque.
Ivan Franko est un représentant marquant de cette époque. Il est né et a vécu dans l’Empire autrichien (plus tard en Autriche-Hongrie) sur le territoire de l’Ukraine moderne. Franco était romancier, poète, traducteur et érudit ukrainien. Il était aussi un homme politique qui a fondé un parti politique ukrainien, défendant les intérêts nationaux ukrainiens.
Ivan Franko, Author : M. Nikopoli
Aux côtés d’Ivan Franko, on compte également Taras Chevtchenko et Lesya Ukrainka parmi les meilleurs écrivains canoniques ukrainiens. Ils reflètent les différences des conditions historiques et politiques dans les terres ukrainiennes, puisque les deux autres sont originaires de l’Empire russe. Selon Uilleam Blacker, spécialiste de la littérature ukrainienne et traducteur, Ivan Franko interagit avec la littérature occidentale et se préoccupe des droits nationaux, sociaux et économiques des Ukrainiens. Contrairement à ses contemporains qui vivaient dans l’Empire russe, Ivan Franko a pu plus facilement réaliser son potentiel en développant la langue et la culture ukrainiennes. Bien qu’il ait été arrêté une fois, mais c’était pour ses convictions socialistes.
D’autre part, la célèbre écrivaine, dramaturge et féministe ukrainienne Lesya Ukrainka a fait face à d’importants problèmes lorsqu’elle a essayé de monter ses pièces dans des théâtres. La répression de l’identité et de la culture ukrainiennes dans l’Empire russe lui a posé de sérieux problèmes et ses œuvres ont fait l’objet d’une censure sévère. Presque tous les membres de sa famille, ainsi que Lesia elle-même, ont été arrêtés un jour ou l’autre pour avoir voulu écrire en ukrainien. A propos de Taras Chevtchenko, l’une des figures les plus emblématiques et connues d’Ukraine, il a été victime de répressions régulières. Il a d’abord été emprisonné en tant que membre de la Fraternité Saints-Cyrille-et-Méthode. La punition suivante a consisté à envoyer Chevtchenko dans la région d’Orenbourg (le territoire de l’actuelle Russie) pour y servir comme soldat. Pendant le reste de sa vie, après sa libération, il a souffert d’une censure totale de son activité créatrice.
Génocide des Ukrainiens et déplacement de la population autochtone
Non seulement la lutte agressive contre la langue et la culture ukrainiennes a été menée, mais les locuteurs de cette langue et de cette culture ont été physiquement éliminés et les terres ukrainiennes ont été colonisées par les Russes.
La Moscovie (qui est devenue plus tard l’Empire russe) a occupé et contrôlé certaines parties de l’Ukraine actuelle au XVIIe siècle. Depuis lors, elle a mené de manière ciblée et systématique des pratiques coloniales : contrôle des décisions politiques et de l’administration, pillage des ressources naturelles, travail forcé au profit de la Russie, création d’une dépendance économique et politique, suppression de l’identité des peuples autochtones et du droit à l’expression. Ces pratiques se sont poursuivies sous l’Union soviétique, qui était en substance une forme hybride d’empire.
Lorsque l’occupation soviétique a commencé en 1917, la russification a pris une nouvelle dimension sous l’effet du génocide des Ukrainiens et de la répression. Les Ukrainiens ont subi quelques famines, puis la répression et la déportation. Une grande famine artificielle, le Holodomor de 1932-1933 a été reconnu par I’ONU, I’OSCE, I’UNESCO, d’autres organisations internationales ainsi que plusieurs États comme un génocide du peuple ukrainien.
Des paysans affamés dans une rue de Kharkiv, 1933, photo: Archives diocésaines de Vienne (Diözesanarchiv Wien)/BA Innitzer
Pendant la période de l’URSS, la répression ne se fondait pas sur des critères ethniques, mais sur l’appartenance nationale. Ceux qui se considéraient comme des Ukrainiens et comme des représentants de la culture ukrainienne ont été soumis à la russification et à l’extermination. « La Renaissance fusillée » est un exemple frappant de la répression brutale à l’encontre des personnalités culturelles ukrainiennes. Parmi les nombreuses victimes de la répression, on compte environ 30 000 personnes, les intellectuels ukrainiens. Parmi les artistes exécutés et tués dans les camps de concentration sont acteur de théâtre et metteur en scène Les Kourbas, poète et dramaturge Yevhen Pluzhnyk, poète Mykhailo Semenko écrivain Mykola Khvylovyi et d’autres. Ce dernier, d’ailleurs, finit sa vie par suicide, a cause de la pression du système totalitaire et le sentiment désespéré.
Cette période a favorisé la domination de la langue et de la culture russes sur le territoire ukrainien. La russification de divers domaines s’est poursuivie pendant la période soviétique, mais les méthodes sont devenues plus modernes et plus sophistiquées. Selon les statistiques, le nombre total de Russes en Ukraine a augmenté plusieurs fois durant l’occupation soviétique : de près de 3 millions en 1926 à plus de 11 millions en 1989. L’ensemble du territoire de l’Ukraine moderne faisait déjà partie de l’URSS depuis plus de 40 ans.
Voilà le contexte historique permettant d’expliquer pourqoui le russe est l’une des langues étrangères les plus couramment parlées par les Ukrainiens, plutôt que le polonais ou l’allemand. Malgré cela, ils ne s’identifient pas comme des Russes. En raison de la guerre avec la Russie, qui a débuté en 2014, le nombre de russophones diminue rapidement. Ce phénomène est particulièrement visible depuis le début de l’invasion russe à grande échelle.
Les défis d’aujourd’hui pour la langue ukrainienne/la situation actuelle de la langue ukrainienne
Depuis 1991, année où l’Ukraine a proclamé son indépendance, la langue russe a été progressivement remplacée dans la vie publique et privée des Ukrainiens. Même si ce processus a été extrêmement lent, des livres ukrainiens ont été publiés, des films en ukrainien ont été tournés et des festivals de musique ukrainienne ont été organisés. Mais l’influence de nombreuses années de russification et de répression contre les Ukrainiens s’est fait sentir à l’époque de l’Ukraine indépendante.
Le Festival du livre Arsenal, 2023р. Photo: Le livre Arsenal
Comment de nombreux Ukrainiens passent désormais à l’ukrainien
Après la victoire de la Révolution de la dignité et le début de la guerre russo-ukrainienne en 2014, la popularité de la langue ukrainienne a augmenté parmi la population et les autorités ukrainiennes ont accordé une attention accrue aux problèmes linguistiques actuels. Par exemple, plusieurs institutions ont été créées pour soutenir la culture ukrainienne, des modifications ont été apportées à la législation dans le domaine de l’éducation afin d’augmenter la part de la langue ukrainienne, et une loi « Sur la garantie du fonctionnement de la langue ukrainienne comme langue officielle » a été adoptée. Malgré tout, la littérature et les contenus en russe occupaient toujours une place prépondérante dans le segment ukrainien de l’Internet et de la télévision. Le tournant décisif a été l’attaque à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine en 2022. Comme le montrent les statistiques, en 2022, 57 % des Ukrainiens ont commencé à utiliser plus fréquemment la langue ukrainienne ou sont passés entièrement à celle-ci. Un an plus tard, 71 % des Ukrainiens ont renoncé au russe dans leurs communications quotidiennes.
L’écrivain et traducteur ukrainien Ostap Ukrainets souligne que la langue ukrainienne est de plus en plus populaire parmi la population. Il estime que deux « vagues » de renaissance active de la langue ukrainienne dans la société ont eu lieu entre 2014 et 2022, puis entre 2022 et aujourd’hui. La deuxième vague a été plus forte que la première. Même si la popularisation de l’ukrainien n’a pas été constante, il n’y a pas eu de retour au statu quo. À chaque fois, la situation linguistique s’est améliorée dans tous les domaines de la vie.
Ostap Ukrainets se souvient qu’à partir de 2018-2019, une transition à grande échelle vers la langue ukrainienne a eu lieu parmi les représentants de la scène ukrainienne. Presque tous les comédiens de stand-up qu’il conait, sont passés à l’ukrainien pendant cette période. Pour ce genre de comédie, la langue et sa maîtrise sont un facteur clé de succès.
Pour notre film « Retour à la langue ukrainienne », une humoriste ukrainienne Anastasia Babiy (pseudonyme de scène : Zukhvala) a raconté son expérience de longue communication en russe et sa décision de passer à l’ukrainien. Elle se souvient avoir craint que ses performances ne soient pas bien accueillies si elle utilisait l’ukrainien. Anastasia est née dans la région du Dniepr, son entourage communiquait en surzhyk ou en russe, donc elle associait la langue ukrainienne à celle d’une minorité. Elle considérait le russe comme plus prestigieux. Mais après l’attaque à grande échelle de la Russie contre l’Ukraine, Anastasia est passée complètement à l’ukrainien, même dans ses communications privées. Elle a bien traduit son pseudonyme de « Derzkaya » (la version russe) a « Zukhvala » (la version ukrainienne), ce qui signifie « effrontée », « insolente ».
Anastasia Babiy ("Zukhvala")
De jeunes blogueurs ont émergé dans l’espace médiatique ukrainien, qui popularisent la langue ukrainienne. Ils publient des vidéos humoristiques mais instructives encourageant leurs spectateurs à passer à l’ukrainien. Andrii Shymanovski et Danylo Haidamaha sont parmi les blogueurs les plus connus qui font la promo de la langue ukrainienne, et ils faisaient déjà ça avant 2022.
Maintenant, la communication en ukrainien est considérée comme faisant partie de la résistance à l’occupation russe. Il y a aussi des raisons pratiques pour lesquelles les Ukrainiens refusent tout contenu en russe. C’est outil, par exemple, pour éviter l’influence de la propagande russe, сompte tenu du travail de propagande actif de divers services russes. De plus, il existe un consensus au sein de la société ukrainienne sur le fait de la consommation par les compatriotes de contenu russe. Il est généralement admis que c’est une forme indirecte d’un financement de la guerre contre l’Ukraine par les ukrainiens, eux-mêmes.
C’est aussi important que les gens d’affaires en Ukraine ont commencé à passer à l’ukrainien. Les sites web, les pages sur les réseaux sociaux et les applis mobiles des marques ukrainiennes n’ont presque plus de version russe. Le fondateur de la banque ukrainienne populaire « Monobank » Oleh Horokhovskiy a décidé d’abandonner la langue russe en 2022. La raison pour cela était un épisode qu’il avait vu aux actualités. On montrait comment, dans la ville occupée de Marioupol, on remplaçait un panneau routier par un autre portant le nom russe de la ville. C’était un geste symbolique de la part de la Russie.
Que fait la Russie à la langue ukrainienne sur les territoires occupés
Depuis 2014, les territoires ukrainiens occupés font l’objet d’une russification agressive. Avant la phase de guerre totale de 2022, les autorités d’occupation russes dans les régions de Lougansk, Donetsk et en Crimée utilisaient la langue et la culture russes comme armes contre la population locale. Après 2022 on a ajouté désormais la mobilisation forcée dans l’armée russe pour mener la guerre contre l’Ukraine.
La russification sur les territoires occupés s’accompagne de:
— les violations par la Russie des lois et des normes du droit international;
— la tenue de pseudo-référendums en faveur de la Russie;
— la délivrance forcée de passeports russes aux Ukrainiens;
— la mise en circulation de la monnaie russe et la répression économique;
— la destruction des médias indépendants;
— la répression contre ceux qui ne soutiennent pas l’occupation russe.
Tout ça renforce l’effet de la russification. On peut aussi dire que la Russie « marque » le territoire qu’elle considère comme russe en telle manière qu’elle impose des monuments et des plaques commémoratives en l’honneur des militaires russes, des personnalités culturelles et d’autres figures emblématiques pour la Russie.
Mémotial «Une tache indélébile du Donbas» près de Louhansk. Photo: La société d’histoire militaire de Russie
Les autorités d’occupation russes consacrent des efforts considérables au travail avec les enfants. L’organisation de défense des droits humains « Almenda » a qualifié les actions des autorités d’occupation russes du « scénario de Crimée ». Il prévoit une influence systématique dès l’âge de la maternelle. L’objectif principal est la militarisation et l’endoctrinement de la population.
Aux écoles, les livres ukrainiens sont retirés de toutes les bibliothèques et établissements d’enseignement. Les manuels d’histoire de l’Ukraine sont remplacés par des manuels d’histoire de la Russie, dans lesquels les autorités ukrainiennes sont présentées comme un « régime anti-populaire de Kyїv » et l’Ukraine comme un « État ultranationaliste ». De plus, les enfants sont impliqués dans des organisations, telles que « Aiglons de la Russie », « Iounarmiya », « Bénévoles de la Victoire » et autres. Ce sont les mouvements de jeunesse russes qui propagent un sentiment patriotique déformé et militarisent la conscience des gens. Du coup, depuis 2022, on a été confirmée la participation de membres de « Iounarmiya » provenant des territoires occupés de l’Ukraine à des actions militaires contre l’Ukraine.
Les enfants « sont condamnés » à être russifiés. Même si les parents ne veulent pas envoyer leur enfant à l’école, conscients du risque de russification qui pèse sur lui, cela ne changera rien. L’avocate et défenseure des droits humains Kateryna Rashevska explique que les représentants des services russes de protection sociale dans les territoires occupés ont le droit dans ce cas d’accuser les parents de négligence parentale. Ensuite ils retirent les droits parentaux et obligent les parents à envoyer leur enfant dans une école russifiée. Quant aux enfants orphelins, ils sont automatiquement obligés non seulement d’aller à l’école russophone, mais aussi de rejoindre l’organisation « Iounarmiya ».
Enfin, les enfants sont activement envoyés en Russie, où on leur propose de passer leurs vacances dans un camp pour enfants. Ils y sont soigneusement rééduqués, isolés de leurs proches. Le fait établi de la déportation illégale d’enfants du territoire ukrainien vers le territoire russe a constitué le fondement de la délivrance par la Cour pénale internationale d’un mandat d’arrêt à l’encontre de Vladimir Poutine et de Maria Lvova-Belova.
La politique expansionniste russe
Le président de la Fédération de Russie a déclaré à plusieurs reprises son intention sincère de protéger les russophones vivant en Ukraine. Mais en raison de la guerre, ce sont les habitants des régions d’Ukraine où la majorité de la population communiquait en russe, notamment dans l’est et le sud du pays, qui souffrent le plus. Un paradoxe révélateur, n’est-ce pas ?
Les bombardements intensifs de l’armée russe ont entraîné la destruction totale de villes ukrainiennes telles que Marioupol, Volnovakha, Sévérodonetsk, Soledar, Mariïnka et Bakhmout — ils n’existent plus de-facto. Ces villes sont privées d’approvisionnement en eau et en électricité, elles ne disposent d’aucune infrastructure et aucun bâtiment n’a été épargné : elles sont complètement en ruines. En outre, des centaines de villes et villages plus petits ont subi des destructions presque totales.
Bachmut, photo: 93rd Kholodnyi Yar Braigade
Les actions de la Russie sur les territoires occupés de l’Ukraine au XXIe siècle sont analogues à celles menées par les représentants de l’Empire russe, puis de l’Union soviétique au cours des siècles passés. Bien que les méthodes de russification soient aujourd’hui modernisées, leur véritable objectif reste le même.
Pourquoi l’Ukraine ne peut-elle pas adopter la politique linguistique de la Suisse, du Canada ou de la Belgique ?
Actuellement, il existe 55 pays dans le monde où plusieurs langues sont reconnues au niveau législatif. La Suisse, le Canada et la Belgique sont les premiers qui viennent à l’esprit, peut-être en raison de leur image internationale très positive, et de leur développement économique. Toutefois, il existe un certain nombre de différences importantes entre ces pays et l’Ukraine.
Différences au niveau du système politique
La coexistence de plusieurs langues officielles en Suisse, en Belgique et au Canada découle du développement historique et culturel différent des territoires, qui composent chacun de ces trois États. Il s’agit de fédérations composées d’entités dotées d’une autonomie dans la résolution d’un large spectre de questions (même en Belgique ou le processus de fédéralisation n’est pas encore achevé). C’est quand le pouvoir de l’État est réparti entre la fédération, d’une part, et les États membres, d’autre part, qui possèdent tous deux certaines compétences et fonctions qui leur sont attribuées. Par exemple, si une région est francophone, les panneaux routiers et les noms de rues sont en français. Il en va de même pour l’éducation et d’autres domaines. Dans une autre région, germanophone cette fois, tout change en conséquence.
Station de métro, Bruxelles, photo: Ingolf
L’Ukraine est un État unitaire. C’est un type d’État qui prévoit que les citoyens sont soumis à un seul pouvoir politique et juridique. Alors, les compétences des autorités locales se limitent aux questions d’ordre administratif.
Bien qu’à une certaine période de l’histoire, les terres ukrainiennes ont fait partie de différents États, cela ne signifie pas que les différentes régions d’Ukraine sont des entités distinctes avec leur propre culture et leur propre langue. Toute la population est toujours unie par la culture ukrainienne et par la langue ukrainienne.
La Russie, d’ailleurs, est une fédération, mais ses entités constitutives ne jouissent d’aucune autonomie réelle. Il s’agit en fait d’un empire composé de peuples asservis. Leur langue et leur culture ont été presque entièrement assimilées, et leurs élites nationales ont été physiquement exterminées. Parmi ces peuples figurent les Bouriates, les Tchétchènes, les Yakoutes, les Tcherkesses et bien d’autres encore.
Particularités de la coexistence de plusieurs langues en Suisse, au Canada et en Belgique
La Suisse compte le plus grand nombre de langues nationales, parmi lesquelles l’allemand, le français, l’italien et le romanche. La Belgique en compte trois : le français, le flamand et l’allemand. Au Canada, ce sont l’anglais et le français.
Commençons par la Suisse. Selon le sociologue Maurice Pinard, la coexistence harmonieuse de quatre langues en Suisse s’explique par la diversité religieuse, la stabilité linguistique et l’absence de différences significatives dans le niveau de vie. Le diplomate canadien Stéphane Dion ajoute un autre facteur : l’absence d’une formation fédérale linguistiquement isolée.
Examinons ces facteurs plus en détail. Premièrement, en Suisse, les différences religieuses ne coïncident pas avec les différences linguistiques. Cela signifie, par exemple, que les francophones, germanophones ou locuteurs d’autres langues peuvent être unis par la foi protestante et/ou catholique. Deuxièmement, au cours des 50 années (de 1970 à 2018), le nombre de locuteurs d’une langue nationale donnée en Suisse n’a varié que de plus ou moins 4 ou 5 %, ce qui signifie que chaque langue s’est développée à un rythme relativement similaire. Troisièmement, en Suisse, les représentants des différents groupes linguistiques ont un niveau de bien-être économique et social relativement similaire. En ce qui concerne l’absence d’entité fédérale linguistiquement isolée, Stéphane Dion fait allusion à l’expérience canadienne. Le français y est principalement parlé dans les provinces du Québec (84,1 % en 2021) et du Nouveau-Brunswick (30,3 %), tandis que les autres provinces et territoires sont anglophones à plus de 90 %.
Au Canada, en revanche, le bilinguisme repose sur l’idée de protéger la langue française et de préserver l’identité unique des habitants de la province de Québec. Afin d’assurer une représentation égale des langues anglaise et française, l’État finance leur enseignement, encourage leur utilisation par les employés des institutions publiques et rend obligatoire la maîtrise des deux langues pour travailler dans les institutions gouvernementales. Il s’agit donc d’une grande communauté nationale dont la préservation des caractéristiques culturelles est prise en charge par l’ensemble du pays.
L’exemple de la Belgique est tout aussi unique. L’un des principaux facteurs de la division administrative de la Belgique est la langue. En fonction des trois langues officielles, la Constitution belge définit trois communautés linguistiques et quatre zones linguistiques. Les quatre zones linguistiques sont les suivantes : la zone néerlandophone, la zone francophone, la zone germanophone et la zone bilingue de Bruxelles. Il en va de même pour les communautés linguistiques, parmi lesquelles figurent les communautés flamande, française et germanophone, mais Bruxelles bilingue n’appartient à aucune d’entre elles. Les zones linguistiques définissent la langue correspondante comme langue officielle, et les communautés linguistiques disposent d’une certaine autonomie dans la prise de décisions relatives à la culture, à l’éducation, à la politique sociale et à d’autres domaines. La Belgique est divisée en trois régions, chacune dotée de certaines compétences dans les domaines de l’économie, la politique énergétique, l’aménagement du territoire, de l’environnement, etc. Ce sont la Région wallonne, la Région flamande et la Région bruxelloise. La Région wallonne regroupe les zones francophones et germanophones, tandis que la Région flamande regroupe les zones néerlandophones.
Une comparaison est-elle pertinente ?
La Suisse, le Canada et la Belgique sont les trois exemples uniques de pays multilingues qui pourraient seulement être comparés entre eux. La présence de plusieurs langues au niveau officiel crée les conditions au développement culturel de chacun des membres de la fédération. En Ukraine, l’introduction du russe comme deuxième langue officielle n’est pas une mesure appropriée. Cela conduirait à la destruction de l’identité ukrainienne car la langue et la culture ukrainiennes ont été détruites pendant des siècles par l’Empire russe, puis par l’Union soviétique et maintenant par la Fédération russe.
Aujourd’hui, la Russie utilise la présence d’une population russophone dans d’autres pays comme prétexte pour mener des invasions militaires et contrôler de nouveaux territoires. Outre la guerre en Ukraine, qui dure depuis onze ans, la Russie a occupé les territoires de la Moldavie (Transnistrie) en 1992 et de la Sakartvelo (Abkhazie, Ossétie du Sud) en 2008, sous prétexte de protéger les droits des russophones. En revanche, la France et la Grande-Bretagne n’envahissent pas d’autres pays, bien que le français et l’anglais soient parmi les langues les plus répandues dans le monde.
Un livre ukrainien brûlé suite au bombardement de Kharkiv, 2024. Photo: Vivat
Conclusion
La problématique de la langue ukrainienne est directement liée à la préservation de la souveraineté de l’Ukraine et à la possibilité de résister à l’occupation russe. L’ukrainien est le « fondement » sur lequel se construisent les liens culturels entre les Ukrainiens.
La comparaison de la situation linguistique en Ukraine avec celle de la Suisse, du Canada ou de la Belgique n’est pas logique en raison d’expériences historiques totalement différentes, de systèmes politiques différents et, surtout, de l’existence d’une guerre totale et dure avec la Russie. Donc l’introduction d’une deuxième langue officielle, à savoir le russe, pourrait détruire ce « fondement » de l’identité ukrainienne et accélérer l’occupation de l’Ukraine par les troupes russes.