« Toute ma vie a été un chemin vers la prison », se souvient Yosyf Zisels, une personnalité publique ukrainienne et militant des droits de l’homme d’origine juive. Dans les années 1970, il prend une part active au mouvement dissident ukrainien, et rejoint notamment le groupe ukrainien d’Helsinki, en raison de quoi il est arrêté à deux reprises. Dans l’Ukraine indépendante, il a fait renaitre la communauté juive locale en tant que cofondateur et chef de l’Association des organisations et communautés civiques juives d’Ukraine, ainsi que vice-président exécutif du Congrès des communautés nationales d’Ukraine.
Nous avons parlé avec lui du rôle des organisations publiques juives en Ukraine pour un article sur les Juifs d’Ukraine, et dans cette nouvelle interview, nous avons discuté du projet de mémorial russe à Babyn Yar, de la résistance aux mensonges et à la violence soviétiques, de la survie en prison, du nationalisme ukrainien réformé et des relations modernes de l’Ukraine avec Israël.
La lutte pour la mémoire de Babyn Yar
— En 2016, les hommes d’affaires russes Mikhail Fridman, German Khan et Pavel Fuchs ont décidé de créer le projet « Centre commémoratif de l’Holocauste de Babyn Yar ». Plus tard, le projet a été dirigé par le réalisateur russe Ilya Khrzhanovsky en tant que directeur artistique. Ils prévoyaient d’investir environ 100 millions de dollars dans le projet. Selon vous, quel était l’objectif du projet ?
— Pour nous, ce projet a commencé en 2015. Il y avait un homme d’affaires tristement célébre en Ukraine, Vadim Rabinovich. Il a essayé de parasiter Babyn Yar, de construire quelque chose là-bas, d’y louer un terrain, mais n’a rien fait, il voulait soustraire de l’argent à quelqu’un pour cela. Grâce à ses connexions avec des hommes d’affaires russes, il leur a imposé l’idée de créer un mémorial. L’entourage de Poutine a trouvé dans cette idée un grain rationnel pour influencer l’Ukraine par le biais d’une guerre hybride. Voici ma reconstitution des événements de cette époque.
Babyn Yar à Kyiv
Un lieu de mémoire et une nécropole pour environ 100 000 civils et prisonniers de guerre fusillés par les nazis entre 1941 et 1943. La plupart d’entre eux étaient des Juifs ukrainiens.
Photo : Artem Galkin
En août 2015, des négociations sérieuses ont commencé avec les autorités de Kyiv concernant la mise en œuvre du projet. Quand on m’a parlé de cela pour la première fois, j’ai dit que nous ferions tout ce que nous pourrions pour les empêcher de faire cela.
Dans le même temps, le projet ukrainien autour de l’Institut d’histoire ukrainienne commençait à se développer lentement. L’équipe russe a malheureusement accéléré le rythme et s’est mise au travail. Ils avaient un groupe de recherche composé de chercheurs très célèbres.
Ainsi, en 2016, une confrontation a éclaté. Je savais que nous serions durement touchés. Et ces historiens ukrainiens ont également bien résisté. Et, soit dit en passant, ils ont déjà créé un concept pour la commémoration de Babyn Yar au printemps 2017. Actuellement, le projet ukrainien n’a pas de financement.
Khrzhanovsky m’a également persuadé de rejoindre l’équipe. Bien sûr, j’ai refusé parce que je savais déjà beaucoup plus de choses sur Friedman et Khan. Ils ont également fait beaucoup pour armer [l’armée russe]. Nous avons recueilli des milliers de signatures contre ce projet, parce qu’ils essayaient constamment de construire des sortes d’installations là-bas pour démontrer leur activité.
Qu’est-ce qui est apparu dans les narratifs au fil du temps ? Le rôle dans la Seconde Guerre mondiale. Le célèbre réalisateur Serhiy Loznytsia est venu avec l’argent de Fridman pour réaliser un film sur Babyn Yar, un soi-disant documentaire. C’était un très mauvais scénario, qui hyperbolait le rôle des Ukrainiens dans les fusillades de Babi Yar, ce qui historiquement n’a jamais eu lieu. Il n’existe pas d’images documentaires. Ils ont simplement inséré dans le film un texte indiquant que les nationalistes ukrainiens ont fusillé des Juifs à Babi Yar.
C’est ainsi que se déroula la lutte avant le début d’une guerre à grande échelle. Maintenant, comme on dit, la guerre a tout remis à sa place. Mais ils se cachent toujours et attendent la défaite de l’Ukraine. Et ils espèrent resortir.
Mikhaïl Fridman
Oligarque russe, citoyen de Russie et d'Israël. Co-créateur, copropriétaire et président du conseil de surveillance du consortium Alfa Group. Des sanctions internationales ont été imposées à son encontre et aux actifs de ses entreprises.
Photo : Artem Galkin
— Cette histoire autour de Babyn Yar pourrait s’avérer confuse et scandaleuse. À votre avis, cela influence-t-il encore la perception du sujet de Babyn Yar et de l’Holocauste dans la société ?
— Je pense que beaucoup de gens ne s’intéressent pas à Babyn Yar et à l’histoire ukrainienne en général. Nous sommes en train de former une identité ukrainienne commune. Nous sommes en chemin, dans l’adolescence. Nous avons beaucoup de liberté, mais pas beaucoup de responsabilités. Nous devons trouver un terrain d’entente.
L’identité collective se forme très lentement et en raison de nombreux facteurs. Nous sommes désormais sur la voie d’un consensus national. C’est à ce moment-là que le peuple atteint 75 à 80 % d’unité. Un tel peuple n’aura rien à craindre.
Pour moi, le point de repaire est l’état de la société civile. Nos Maïdans (les révolutions de 2004 et 2013-2014 — red.) montrent combien de personnes se basent sur des valeurs de survie et commencent à s’élever vers des valeurs de réalisation de soi. Je pense que nous en avons 30%.
Parce que nous payons un prix si élevé pour être conscients de l’influence russe, serons-nous plus résistants ?
— Oui, mais pas absolument. Il y aura toujours des gens qui la soutiendront. Je veux que ce soit un projet ukrainien du début à la fin. C’est la terre de l’Ukraine, c’est l’histoire de l’Ukraine. Nous devons développer notre propre perspective ukrainienne sur l’ensemble de notre histoire. Même si cette histoire est amère par endroits. Parce qu’il faut grandir en traversant l’amertume de certaines choses de la vie.
Photo : Artem Galkin
Comment le passé a façonné l’identité
— Vous avez grandi à Tchernivtsi et vous avez écrit que c’était une ville de pluralisme et de tolérance. Comment vous souvenez-vous de cette ville ?
— J’ai vécu 40 ans à Tchernivtsi, jusqu’à ce que je déménage à Kyiv. Je n’ai rien découvert de nouveau sur le pluralisme de Tchernivtsi. Mais je le ressentais tout au long de mon enfance, tout au long de ma jeunesse. Je ne voudrais pas idéaliser la situation à Tchernivtsi. Il y eut des moments difficiles lorsque la Bucovine fut occupée par les Roumains entre les deux guerres mondiales.
Si on parle de la tolérance, j’ai grandi avec. J’ai perdu mes parents très tôt. Donc, j’ai grandi sans éducation familiale traditionnelle : quand un enfant sait dès son plus jeune âge ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. De plus, comme le disent mes proches, j’étais très têtu depuis l’enfance. En même temps, ma mère avait huit frères et sœurs, et après sa mort, tout cet amour familial s’est deversé sur moi et mon frère. Et cela définit le caractère.
— Vous avez écrit que vous aviez appris l’histoire de votre famille par vos proches. Et de nombreux Ukrainiens n’ont peut-être toujours pas d’informations sur l’histoire de leur famille, car l’Union soviétique interdisait d’en parler. Comment cette transmission interrompue d’informations sur sa lignée affecte-t-elle la société ?
— Les gens qui ne connaissent pas leur histoire sont condamnés à la revivre encore et encore. L’histoire devrait être reflétée de manière adéquate dans l’éducation. [Sans cela], le soi-disant complexe de la victime se développe parmi la population. Un sentiment d’être la victime existentielle. Nous vivons simplement dans un coin du monde où il y a constamment des guerres, des occupations et des empires. Et il était difficile d’acquérir une autre identité, à l’exception de celle de l’impérialiste. Et une nation avec un complexe de la victime est une nation partiellement corrompue. C’est très néfaste.
— Les Ukrainiens ont-ils un complexe de la victime ?
— Bien sûr. Nous n’avons jamais eu 20 ans pour former ne serait-ce qu’un tout petit peu de notre identité collective dans notre État. Contrairement aux pays baltes, entre les deux guerres, qui ont réussi à former une génération qui grandit dans leur propre pays.
— Vous avez dit qu’un de vos amis d’université vous avait avoué que le KGB lui avait demandé de faire un rapport sur vous. Comment ces recrutements ont-ils affecté la confiance du public ? Est-ce qu’on voit encore des échos de cette époque ?
— Bien sûr, ma génération est très méfiante. Quand j’étais déjà dissident et que je comprenais qu’il y avait un chemin vers la prison, ce n’est pas que je l’ignorais, mais que je ne voulais pas me précipiter là-dedans. Je devais donc faire attention d’une manière ou d’une autre.
Une autre histoire, c’est comment je cherchais les dissidents ukrainiens. Je ne suis pas ukrainien. Mais je devais les trouver. Et ils étaient très renfermés.
— Pourquoi avez-vous commencé à les chercher ?
KGB
Le Comité pour la sécurité de l'État de l'URSS était un service secret soviétique, l'un des organes répressifs du régime communiste. Le KGB recrutait des personnes pour recueillir des informations par le chantage ou la pression idéologique.— Ma dissidence a commencé avec la lecture de samvydav. J’ai lu mon premier livre de samvydav vers mes 16 ans. Nous sommes en 1962. Cela m’a profondement marqué.
Samvydav (ou samizdat)
Un moyen de distribuer de la littérature non censurée et interdite qui n’est pas contrôlée par l’État.
Photo : Artem Galkin
— Déjà à 16 ans ?
— Eh bien, ça prend forme petit à petit. Il est impossible de comprendre cela tout de suite. Si vous n’avez pas été élevé comme, par exemple, dans les familles de ceux qui étaient dans l’Organisation des nationalistes ukrainiens ou , dans l’Armée insurrectionnelle ukrainienne. C’est une certaine continuité.
Et dans la communauté juive, il y a aussi une continuité, pas dans la résistance militaire, mais dans la tradition religieuse. Je n’ai jamais eu de problème avec cette partie de mon identité, le fait que je sois juif. La seule chose que je précise maintenant, c’est que je suis un juif ukrainien. Il s’agit d’une identité distincte. Ce sont des gens d’origines ethniques différentes, de religions différentes, mais qui font partie intégrante de l’Ukraine.
Il faut être des parents très conscients pour continuer à guider ses enfants à travers cela. Mais maintenant un autre danger est présent : la guerre fait rage. Que choisissons-nous pour nos enfants et petits-enfants ? Nous devons les préparer à la guerre. Tous les parents ne veulent pas que leurs enfants se battent. Nous avons traversé une période très libérale, pacifiste, etc. Ce n’est pas seulement nous. Lisez les sondages en Europe, seuls les Finlandais sont prêts à se battre parce qu’ils savaient déjà de quoi il s’agit.
— Que signifie préparer les enfants à la guerre ?
— J’ai un exemple, Israël. Tous les enfants doivent être dans l’armée. Éviter l’armée est une honte. Je ne dis pas qu’ils veulent vraiment servir, mais ils savent qu’ils le feront. Tout le monde sert, puis il y a la formation une fois par an. Et c’est très difficile. Par exemple, dans une petite entreprise, lorsque on doit servir 35 jours par an, c’est tout simplement la mort de l’entreprise. Et soit ils servent, soit ils partent à l’étranger.
La guerre arrive (et en Israël il y a une guerre tous les deux ou trois ans), ils prennent l’avion, arrivent et dès la sortie de l’aéroport ils savent où aller. Ils sont préparés à cela. Nous ne serons pas comme ça de sitôt.
Organisation des nationalistes ukrainiens, Armée insurrectionnelle ukrainienne
Organisation des nationalistes ukrainiens — une structure politique clandestine qui a lutté pour l’indépendance de l’Ukraine. Armée insurrectionnelle ukrainienne — branche armée de l'Organisation des nationalistes ukrainiens, qui a combattu les nazis, le pouvoir soviétique et l'occupation polonaise.
Photo : Artem Galkin
Participation aux mouvements dissidents en URSS
— Comment avez-vous recherché des dissidents ukrainiens ?
— J’ai beaucoup lu et, petit à petit, j’ai commencé à développer une vision de deux mondes. D’un côté, ce qu’on nous a appris à l’école, et de l’autre, le fait que l’État s’appuie sur la violence. Vous n’avez pas accepté le mensonge et vous pouvez déclarer que tout cela est un mensonge, mais vous devez être prêt à ce que la violence s’abatte sur vous.
Et petit à petit, la lecture commence à vous manquer. Pour moi, tout s’est passé très lentement parce que je vivais dans une ville de province, Tchernivtsi. Au cours de mes années d’étudiant, j’ai voulu faire plus, j’ai commencé à réimprimer des savydavs et à les donner à des amis.
Mais quand vous les donnez, ça ne vous suffit plus. Vous voulez protéger ceux qui souffrent. Et au début des années 1970, j’ai commencé à m’impliquer dans diverses formes d’assistance aux familles de prisonniers politiques et j’ai participé à la collecte d’informations sur les violations des droits de l’homme.
Cela vient de manière naturelle, comme un développement. La motivation pour faire cela s’éveille en vous. Et vous comprenez que c’est dangereux. Vous essayez d’être prudent. Vous ne vous jetez pas dans la gueule du loup tout de suite. Et pourtant, le chemin est tout déterminé. Il est impossible d’éviter cette fin et la prison si on est passionné par la dissidence. Mais il faut être prêt pour ça.
— Comment vous êtes-vous préparé à cela ?
— J’ai beaucoup lu sur ceux qui étaient emprisonnés. J’ai lu les derniers discours prononcés devant les tribunaux, et s’était comme si je me suis préparé à ce que je pourrais dire quand je serais jugé. J’ai eu le temps de me préparer, car de nombreux Ukrainiens étaient arrêtés et emprisonnés. Le fait d’être d’une nationalité différente m’a aidé. A cette époque, il y avait une grande émigration vers Israël. Comme j’étais juif, ils me suivaient simplement et espéraient probablement que j’irais aussi en Israël.
— Pourquoi n’avez-vous pas émigré, sachant que vous aviez la possibilité d’émigrer en Israël ?
— Vous pouvez expliquer pourquoi vous souhaitez émigrer, mais expliquer pourquoi vous ne voulez pas émigrer est tout simplement incompréhensible. Je me sens complètement épanoui ici. Et à l’époque j’étais pleinement épanoui. J’ai fait ce que j’ai pu, ce que je voulais. Il y a beaucoup plus d’opportunités maintenant. Je n’ai jamais eu envie de partir. Même à ce moment-là, quand ma première famille est partie en Israël.
— Vous avez dit que vous ne vouliez pas être emprisonné, mais alors que vous saviez déjà que la plupart des membres du premier Groupe d’Helsinki avaient été arrêtés, vous rejoigniez le second.
Groupe Helsinki ukrainien
La première organisation de défense des droits de l’Homme en Ukraine sovietique qui a ouvertement lutté contre les violations des droits de l’Homme.— J’ai ressenti le besoin de continuité. Le groupe a placé le mouvement dissident sur le terrain légale. Combien de temps peut-on se cacher ? On doit parler ouvertement. Et c’était très important.
J’enquêtais à l’époque sur l’utilisation de la psychiatrie à des fins politiques. C’était aussi très important pour moi. Et c’était déjà le chemin vers la prison. Toute ma vie a été un chemin vers la prison. Et il était important pour moi de le supporter avec dignité. Heureusement, j’ai réussi. J’ai purgé ma peine la première fois, puis la deuxième fois.
Photo : Artem Galkin
L’emprisonnement de Josyf Zisels à l’époque soviétique
— Parlez-nous de l’emprisonnement lui-même, quel était l’environnement là-bas ? Comment les représentants des différentes communautés ethniques s’entendaient-ils là-bas ?
— Mon crime politique a été inventé pour dissoudre un grand nombre de prisonniers politiques dans une mer de prisonniers criminels. J’étais parmi des criminels, condamné pour des crimes très graves, mais, comme je le dis, si une personne est réaliste, elle peut survivre n’importe où et préserver sa dignité. En Ukraine, j’étais emprisonné pour la première fois dans la région de Tchernivtsi, mais le régime de detention était strict (pour les crimes graves). Mais lorsque vous êtes parmi mille cinq cents personnes pareilles, quelque chose de similaire au syndrome de Stockholm apparaît. Vous commencez à vous identifier un peu à eux. Ils partagent cette vie difficile avec vous. Vous ressentez une certaine sympathie pour eux, parce que vous faites déjà abstraction de ce qu’ils ont fait, et au lieu de cela vous observez comment ils se comportent là-bas (en prison. — ndlr ), et c’est la chose la plus importante.
J’ai donc développé un certain brouillage des stéréotypes. Bien sûr, je serais plus à l’aise avec des gens ayant fait des études supérieures comme moi. On a des choses à se dire. Mais dans un secteur pour les criminels (par exemple, pour la corruption), donc il y a peu de gens aimables et moraux parmi eux. Et parmi les jeunes qui étaient en prison prétendument pour agression, pour dommages corporels, pour des crimes plus graves, il y avait beaucoup de ceux qui étaient bien élevés. Mais je les ai beaucoup aidés, j’ai écrit divers documents pour eux, j’ai fait appel de leurs condamnations, etc. Ils en étaient très reconnaissants.
— La deuxième fois que vous avez été emprisonné, ce n’était pas en Ukraine ?
— Les deux dernières années j’étais dans l’Oural.
— À quel point l’environnement était-il différent là-bas ?
— Je m’intéressais aux gens qui étaient en quelque sorte semblables à moi. Je cherchais des dissidents religieux parce qu’ils se trouvaient dans de telles prisons. Notamment ceux qui ont refusé de servir dans l’armée en raison de leurs croyances religieuses. Ils étaient partout, je me suis rapproché d’eux, et je leur ai parlé. Et j’en savais beaucoup, [en particulier] sur la persécution par la psychiatrie. Ils étaient intéressés d’entendre cela. J’étais donc très demandé.
Photo : Artem Galkin
Le nationalisme ukrainien réformé
— Igor Pomerantsev a déclaré : « Je me suis retrouvé à émigrer uniquement parce que j’étais un poète russe. Si j’étais un poète ukrainien, je serais oblitéré». En quoi l’attitude des geôliers envers les Ukrainiens était-elle différente de celle envers vous en tant que Juif ukrainien ?
Igor Pomerantsev
Écrivain en prose, poète, journaliste, militant des droits de l'homme, dissident soviétique. Il a été contraint d'émigrer d'URSS vers l'Allemagne, puis vers la Grande-Bretagne.— Pendant longtemps, le KGB ne comprenait pas ce que moi, le Juif, a à faire avec les Ukrainiens. Ils n’ont jamais vraiment compris pourquoi j’ai rejoint le Groupe ukrainien d’Helsinki et pourquoi je me suis rapproché des Ukrainiens. Je n’ai pas non plus été traité comme un Ukrainien. Si j’étais un Ukrainien avec de telles activités, je tomberais immédiatement dans la prison politique, pour une durée bien différente. Les plus grandes répressions se sont abattues précisément sur les Ukrainiens.
Les choses qui se passaient entre les dissidents dans les établissemnt penitentiares, lorsqu’ils purgaient leur peine ensemble, ça formait une certaine attitude tolérante envers le nationalisme ukrainien. C’était, pourrait-on dire, un nationalisme ukrainien réformé. Et c’était très important, car cela nous a permis d’être reconnus dans le monde, que nous ne sommes pas les histoires d’horreur que le KGB et la Russie ont dépeintes à notre sujet, mais que nous sommes des gens normaux qui perçoivent les autres normalement. Oui, et nous en avons témoigné.
Nous ne sommes pas nés comme ça. Nous (les enfants juifs) avions des attitudes anti-ukrainiennes, et les enfants ukrainiens avaient des attitudes anti-juives. Nous avons dû surmonter ces barrières pour comprendre que nous avions un ennemi commun : l’impérialisme communiste soviétique. Et c’est seulement en le surmontant que nous pourrions développer notre cause. C’est très difficile de penser de cette manière.
— Vous avez mentionné un autre dissident ukrainien, Myroslav Marynovych, il a également parlé de son emprisonnement et a dit que pendant qu’il était là-bas, il était très important pour lui de ne pas être consumé par la haine. Avez-vous ressenti de la haine lorsque vous étiez emprisonné ?
— Non, je ne suis généralement pas enclin à la haine, mais je connaissais des gens, tant parmi les Juifs que parmi les Ukrainiens, qui y étaient enclins. Je n’en suis pas aussi sûr que mon ami, mon ami très proche Myroslav Marynovych. Parce que maintenant nous avons une guerre terrible. Nous ne pouvons pas nous accrocher uniquement aux droits de l’Homme et laisser l’Ukraine à son sort. Car si l’Ukraine perd cette bataille contre la Russie, il n’y aura plus de droits de l’Homme.
L’Ukraine est plus tolérante qu’on ne le pensait auparavant dans le monde. Nous avons changé. C’est seulement parce que nous avons notre propre État que nous avons commencé à être plus tolérants envers les minorités.
Les Ukrainiens, dit-on, sont une nation très tolérante. Comme je le dis parfois tristement en plaisantant : trop tolérante même. Un peu de haine ne fait pas de mal quand on a affaire à un ennemi venu pour nous détruire.
Photo : Artem Galkin
Images « traditionnelles » des Juifs
— Nous savons que les images des Juifs dans certaines traditions ukrainiennes (par exemple, les chants de Noël, où l’image d’un Juif est souvent négative) ne correspondent pas souvent au cadre de la tolérance actuelle. Comment pouvons-nous faire revivre ces traditions ou devrions-nous les adapter ?
— Il y a aussi des figures négatives dans la tradition juive. Ils ne portent pas de connotation ethnique. Il n’est pas facile de s’en débarrasser. Je ne sais pas comment les Ukrainiens peuvent faire ça.
— Concernant le statut russophone des Juifs ukrainiens, dans quelle mesure voyez-vous des changements à ce niveau ?
— Eh bien, je n’ai fait aucune recherche. Il s’agit d’une transformation de l’identité minoritaire. On ne peut pas devancer les évènements. Déjà beaucoup d’Ukrainiens ne parlent pas leur propre langue. Je veux qu’ils parlent.
Ce n’est pas seulement la langue ukrainienne qui nous relie à différentes personnes, mais aussi une vision commune. C’est multidimensionnel. Nous n’avons qu’un seul pays – l’Ukraine – que nous défendons ensemble. Et il est très important que davantage de gens comprennent qu’ils ont quelque chose d’important en commun : leur pays. Ils apprendront, la langue viendra.
Je condamne fermement le fait que les minorités nationales ne tentent pas de maîtriser la langue ukrainienne. Vous vivez dans ce pays, c’est tout. La langue est une composante constante de nos vies qui évolue très lentement, comme tout ce qui est essentiel à notre identité. Ne soyez pas en colère parce que nous avançons très lentement.
La psychiatrie comme outil de répression en URSS
— Comment la vie de la communauté juive a-t-elle changé pendant l’invasion à grande échelle ?
— Pour nous, c’est la même guerre. [La seule chose est que] dans les communautés juives nous avons une population plus âgée. Et c’est pourquoi une grande partie de nos efforts sont consacrés à des projets sociaux.
Il est très précieux que nous ne soyons pas différents dans cette guerre. Plus d’un millier de Juifs combattent dans l’armée ukrainienne. De nombreuses communautés juives aident le front depuis 2014.
Nous sommes désormais engagés dans la réadaptation mentale, nous aidons tout le monde.
— Concernant la réadaptation mentale. Dans quelle mesure voyez-vous des échos de l’ère soviétique, lorsque la psychiatrie était utilisée comme un outil de répression ? Cela n’a-t-il pas détruit la confiance du public dans le domaine de la santé mentale ?
— De nos jours, je ne connais aucun cas de persécution politique par des moyens psychiatrique, comme c’était à l’époque soviétique.
Mais je me suis à nouveau replongé dans ces vieux temps. J’avais beaucoup de données, mais nous n’avons pas pu obtenir de documents d’archives. Ils ont été fermés parce qu’il y en a un secret médical. Mais lorsque Ouliana Souprun était ministre de la Santé, elle a visité l’hôpital spécial lors d’un voyage d’inspection à Dnipropetrovsk. Elle’y a trouvé un placard qui était scellé. Et quand on l’a ouvert et regardé, il y avaient là-dedans les dossiers de prisonniers politiques.
Environ un millier de prisonniers politiques sont passés par l’hôpital psychiatrique de Dnipropetrovsk entre 1968 et 1991. Tous les infirmiers étaient des criminels. Donc, il y avait de la terreur de la part des infirmiers. Il y a eu l’utilisation des moyens psychiatriques obsolètes.
Puis tout s’est arrêté quand Ulyana a demissionné. Je fais partie de la commission pour la réhabilitation des victimes de la répression politique à l’Institut [ukrainien] de la mémoire nationale. Nous avons reçu une lettre nous informant que toutes ces archives avaient été transférées à l’Institut, et on nous demande d’aider à trier ces archives. Alors je participe à ça maintenant
— Est-il prévu de divulguer cette information ?
— Bien sûr. Le délai de prescription est déjà expiré. Il existe une certaine pression liée au fait que les dossiers hospitaliers sont des informations confidentielles. Mais maintenant c’est important, car toute vérité doit être étudiée jusqu’au bout. En respectant la loi, bien entendu.
Ulyana Souprun
Médecin et personnalité publique américaine et ukrainienne, ministre par intérim de la Santé de l'Ukraine de 2016 à 2019, connue pour avoir mis en œuvre une réforme médicale à grande échelle.
Photo : Artem Galkin
La montée des idéologies de droite dans le monde
— Il y a une dizaine d’années, dans l’un de vos discours, vous disiez que le libéralisme n’avait rien à opposer à l’autoritarisme russe et que le monde était en train de se transformer en une alliance conservatrice dirigée par les États-Unis. Comment vos réflexions sur le conservatisme mondial ont-elles évolué aujourd’hui ?
— Je date le début de ce virage conservateur de droite vers la première décennie de ce siècle. Mais c’est un processus flou, il y a différentes composantes. Les gens n’y croyaient pas, et beaucoup n’y croient pas maintenant. Même après Trump.
En me basant sur ma vision de l’histoire, j’ai écrit que le régime conservateur de droite est plus apte à gérer les menaces. Parce que les libéraux sont détendus, ils veulent aimer, être amis. Je les comprends. Mais on a l’ennemi qui est près de nous, et c’est notre ennemi existentiel. C’est-à-dire qu’il l’est pour toujours.
Maintenant, nous allons vers la droite. Et aussi longtemps que la Russie représentera une telle menace existentielle, il n’y aura pas de mouvement de gauche.
— Vous avez dit qu’il y avait de l’espoir que cette alliance conservatrice dirigée par les États-Unis résoudra le problème de l’agression russe. Mais nous voyons maintenant que le conservatisme américain, mené par Trump, semble être inspiré par l’agression russe.
— Bien sûr, je vois tout cela, mais tout est loin d’être fini. La montée de l’extrême droite ne se limite pas aux États-Unis. Le problème n’est pas Trump, mais la désagrégation des sociétés elles-mêmes. Il existe aujourd’hui un très grand abime entre les différentes sociétés de nombreux pays.
J’espère que ses tentatives de faire quelque chose, ce qu’il imagine, ne fonctionneront pas pour lui.
— Et comment envisagez-vous ou peut-être imaginez-vous ce chemin de Trump, du conservatisme et de ces mouvements et la défaite de la Russie ?
— Je n’aime pas deviner. [Cependant] si un scénario est beaucoup plus probable, je peux le voir. C’est comme ça que j’ai écrit ça un article sur la victoire ukrainienne , telle que nous la voyons. J’ai vu ce scénario, mais je veux me tromper, car ce scénario n’est pas très agréable : que nous soyons en guerre pendant très longtemps. Nous avons la force de contenir les Russes, mais nous n’avons pas la force de les vaincre. Et le monde ne se précipite pas à notre secours pour combattre directement à nos côtés.
Photo : Artem Galkin
L’exemple d’Israël pour l’Ukraine
— Je voudrais parler d’Israël et de la façon dont il peut servir d’exemple à l’Ukraine.
— Un exemple hypothétique. Nous ne pouvons pas prendre ce que nous aimons dans le monde et l’appliquer à nous-mêmes. Je dirai plus, il y a d’autres exemples bien meilleurs, par exemple la Finlande, ils ont une façon très intéressante d’élever des enfants.
Les Juifs ont ressenti la menace d’une destruction physique pendant l’Holocauste, c’est pourquoi ils traitent toutes les menaces de cette manière. Ils disposent désormais d’un État très bien armé et économiquement fort, ce qui leur permet de faire face, d’une manière ou d’une autre, aux menaces qui pèsent sur eux au Moyen-Orient. Mais il leur serait difficile de lutter contre la Russie.
— Nous voyons qu’Israël vote contre la résolution condamnant l’agression russe à l’ONU, et vice-versa, les pays arabes, notamment ceux du Golfe, jouent un rôle à la fois dans les négociations et dans le retour des prisonniers et des enfants ukrainiens. Comment voyez-vous le rôle d’Israël dans ces événements ?
— Malheureusement, le rôle d’Israël n’est pas encore positif pour l’Ukraine. Israël voit des joueurs forts et se concentre sur eux. Israël a des intérêts nationaux spécifiques de survie et tout lui est subordonné.
— Et sur quels principes pouvons-nous construire des relations avec Israël ?
— Nous ne menaçons pas Israël et nous n’aidons pas Israël. Rappelons-nous, avons-nous déjà aidé Israël à vaincre ses ennemis ? L’Ukraine a beaucoup voté [à l’ONU] contre Israël, parce que nous avions l’inertie de la diplomatie soviétique, l’inertie pro-arabe.
Nous sommes du même côté du fossé mondial entre démocratie et autoritarisme. Et c’est la chose la plus importante qui soit.
— Lorsque Elon Musk a fait un geste plutôt révélateur lors de l’investiture de Trump, pour lequel il a été qualifié de néo-nazi, Netanyahu et un certain nombre d’organisations juives sont venus à sa défense. Cette politique israélienne n’est-elle pas incohérente ?
— Oui, le gouvernement de gauche américain sous Biden et Obama a tordu les mains d’Israël. Ils les ont forcés à supporter le Hamas, c’est-à-dire ceux qui les tuaient.
Hamas
Le plus grand parmi les groupes militants islamistes palestiniens. L’objectif principal de ses activités est déclaré être la destruction de l’État d’Israël.— Mais Trump a déclaré qu’il s’était réconcilié avec le Hamas.
— Israël a cru Trump parce que Trump a beaucoup aidé Israël lors de son précédent mandat.
Je comprends qu’il soit très libéral et démocratique de croire qu’il devrait y avoir deux États au Moyen-Orient. Mais ce sera une guerre continue. Et pas avec un mouvement terroriste, mais avec l’État. Ils sont bien plus différents de nous et de la Russie. [Israël] est le seul centre de démocratie au Moyen-Orient dans une mer d’autocratie.
Le rêve de tous les radicaux islamiques, peu importe où ils vivent, est de détruire complètement Israël. La Russie veut nous retirer notre Etat, notre souveraineté, pour que nous soyons obéissants comme la Biélorussie. Ce sont des situations différentes. Ceux qui sont fidèles à la Russie, même les Ukrainiens d’origine, personne ne les touche. Il n’y a aucun élément racial dans notre guerre. Ce n’est pas le cas en Israël, qui est menacé de destruction.
— Vous avez dit que nous devons regarder ce que Trump fait, pas ce qu’il dit, mais récemment, il a annoncé l’idée de nettoyer complètement le territoire de la bande de Gaza et de réinstaller des personnes à partir de là.
— Oui, il est fatigué des combats constants là-bas. Il est incapable de le faire, car il existe de nombreuses forces dans le monde qui ne le lui permettront pas.
Israël croit en Trump, mais les relations se détériorent déjà parce que Trump négocie directement avec le Hamas. Cela est très agaçant pour les autorités israéliennes. Mais Israël se comporte en fonction de la situation. Les Américains votent de cette façon, et Israël a voté de cette façon. Je pense que c’est une honte pour Israël. Parce qu’il y a des choses qui sont permanentes, morales, et d’autres qui sont situationnelles. Et les facteurs situationnels ne peuvent pas prévaloir sur les facteurs moraux. Mais je ne suis pas le chef du pays. C’est pour ça que je n’intérviens pas dans la politique. Jamais.
Photo : Artem Galkin
La défaite des nazis et la défaite de la Russie
— — Vous avez dit un jour que l’on n’accueille pas très bien en Occident l’idée que la Russie est un analogue de l’Allemagne nazie. Pourquoi cela ne passe pas là-bas et comment pouvons-nous l’expliquer autrement ?
— D’abord, nous n’expliquons pas bien. Je dis que nous sommes encore des adolescents, que nous n’avons pas encore les mécanismes internationaux de compréhension et d’explication que nous aurons dans 100 ans. Deuxièmement, il est difficile d’expliquer aux gens qu’ils ne connaissent pas leur propre histoire. Par exemple, les pays baltes nous comprennent parce qu’ils étaient tous sous le communisme. Et les pays d’Europe occidentale n’étaient que sous le nazisme. Ils savent que le nazisme est un mal. Et il est impossible de leur mettre simplement dans la tête que le nazisme et le russism sont la même chose en termes d’horreur.
— La défaite de l’Allemagne nazie lors de la Seconde Guerre mondiale s’est terminée par le Tribunal de Nuremberg et la traduction en justice d’un certain nombre de personnes impliquées. Selon vous, quelle est la probabilité que la même chose arrive aux Russes à l’avenir ?
— Je ne le vois pas sans une victoire sur la Russie. Seule une victoire, et une victoire qui écraserait complètement le pays, le gouvernement, l’occuperait et le diviserait en 40-50 parties le long de certaines frontières naturelles, qui ne deviendront peut-être un peu plus démocratiques que dans 100 ans, surtout dans la partie occidentale. Il n’y a pas d’autre moyen. Cela signifie que nous en sommes encore très loin.
— Dans quelle mesure voyez-vous la capacité de l’Europe à consolider ses forces aujourd’hui ?
— Nous avons déjà vérifié cela. [Entre 2023 et 2024] nous n’avons pas reçu d’aide américaine pendant six mois, et l’Europe l’a augmentée. Cet équilibre fonctionne.
— De retour en Ukraine, vous avez dit un jour que la seule façon d’empêcher le gouvernement de s’emparer de nouvelles libertés était de lui fournir un contrepoids sous la forme de la société civile et du système judiciaire. À votre avis, dans quelle mesure ce contrepoids est-il aujourd’hui efficace ?
— Nous avons vu de quoi nos Maïdans étaient capables. Il ne faut pas s’attendre à plus d’eux qu’ils ne peuvent donner. Les Maïdans ne sont pas une impulsion au développement, mais un marqueur de l’état de la société civile. Un Maidan plus fort signifie que nous avons parcouru un long chemin dans le développement et le renforcement de la société civile.
Autrement dit, la société civile est notre seule force aujourd’hui. C’est la plus grande force en Ukraine, c’est la force qui nous conduit vers un avenir démocratique.
— De quelle Ukraine rêvez-vous ?
— Eh bien, un rêve est une chose, mais à quoi ressemblera l’Ukraine en est une autre. Bien sûr, je rêve que l’Ukraine devienne très forte, démocratiquement, car j’ai consacré toute ma vie à cela. Pas libéral, mais pour que cela change, il faut que ce soit soit libéral, soit conservateur de droite. C’est-à-dire que cela s’est passé comme dans tous les pays normaux.
Photo : Artem Galkin
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